Nouvelle #08 : Kublob, simple démon-gobelin

Démon

Après un été mouvementé dont les retombées ne sont pas encore terminées, je reviens tout de même vers l’écriture, avec cette nouvelle qui sera la huitième de mon année Bradbury.

Intitulée “Kublob, simple démon gobelin”, elle raconte une tranche de vie dans un donjon régulièrement visité par des héros en mal de gloire. Nous y suivrons les pensées et actions d’un humble démon invoqué pour défendre quelque somptueux trésor.

Le texte peut être lu sur Scribay à cette adresse.

Le voici à présent :


Croqué jusqu’au bout, sa moelle amoureusement sucée sans en laisser le moindre morceau oublié, l’os humain termina sa vie d’os dans un seau de métal qui servirait un peu plus tard à nourrir des loups difformes, gardiens de l’entrée du donjon.

Kublob, pour sa part, démon-gobelin en provenance directe du 6ème cercle des enfers, retourna s’asseoir sur son petit banc de pierre pour digérer tranquillement son chétif paladin. Les vacances d’hiver allaient toujours de pair avec une nette augmentation des visites, puisque nombre de chevaliers et soldats se trouvaient démobilisés et cherchaient parfois à s’occuper en toute indépendance. Lorsque l’on attend le printemps pour reprendre la guerre, pourquoi ne pas garder la main et tenter de se faire un peu d’argent en trouvant quelques compères avides de quêtes en tout genre. Et une fois qu’on a trouvé ces larrons, quoi de plus naturel que d’aller chercher le donjon le plus proche pour en déglinguer les habitants avant de dérober leur breloques ?

Ces modes saisonnières arrangeaient doublement les habitants de ce genre de lieu. En effet, d’une part l’hiver est fort ennuyeux puisqu’on doit limiter les sorties, et d’autre part, lorsque la neige recouvre la région, rares sont les renforts ou équipes punitives qui prendront la peine d’aider les aventuriers mal préparés venus mourir bêtement dans des grottes isolées.

Kublob, invoqué par son désormais-maître Mulgarr le déraisonnable, préférait cette vie à celle de gardien des enfers. Oh, bien sûr, ici aussi il ne représentaient qu’un gardien parmi d’autres. Mais au moins, dans le donjon, il pouvait parfois varier ses activités : surveiller des couloirs, jouer aux cartes, participer à des séances de torture, surveiller des couloirs, aider à la construction de nouvelles salles, répandre du sang un peu partout lors de cérémonies magiques, surveiller des couloirs. On prenait même parfois part à des sorties en plein air ! La partie « couloirs » prenait, il fallait l’avouer, un poil trop de place dans l’agenda.

Un démon-gobelin, toutefois, n’est ni tout à fait un démon, ni tout à fait un gobelin. Oh, un démon, tout de même, il l’est suffisamment, et il se doit d’en toujours connaître les dangers. Personne ne devait jamais apprendre son véritable nom, sans quoi il pourrait être dissous en quelques mots et disparaître à jamais. Mulgarr connaissait son deuxième nom, ce qui s’avérait déjà suffisant pour l’invoquer et lui intimer des ordres de base, mais il n’avait aucune idée du nom profond, du nom de Noir Baptême. Vous-même, lecteur, n’êtes au courant que du huitième nom de Kublob, et ne seriez pas capable de l’invoquer chez vous avec ce simple et ridicule sobriquet. Je connais moi-même son septième nom, mais cela me permet tout au plus de lui envoyer un amical message télépathique à l’occasion de mes sorties du week-end, rien de plus. Mais revenons à son histoire dont je vais vous conter la suite.

Un démon, Kublob l’était donc tout de même bien assez. Mais un gobelin, point du tout. Et Dieux savent qu’il aurait aimé l’être bien plus, tant il appréciait la culture raffinée et la langue élégante de ces petits êtres doux et malins. Il tâchait de passer du temps avec eux, mais il sentait bien que le courant ne passait pas. Il ne se voyait pas clairement rejeté, ça non, car chaque gobelin craignait Kublob qui possédait une force tranquille permettant de lui assurer un voisinage toujours apaisé. Non, il y avait simplement, toujours, cette distance… cette distance que l’on retrouve entre chefs et subordonnés, alors même que Kublob ne possédait aucun ascendant hiérarchique sur ces simples collègues. Il le sentait bien, son origine démoniaque, avec toute la dose de pouvoir qui allait avec, le mettait à part.

Kublob avait bien tenté de consulter le psycho-chamane du donjon. Ce dernier, jamais avare en conseils de toutes sortes, avait suggéré au démon d’organiser de petites fêtes ou des soirées jeux. Mais le petit tournoi de crâno-bilboquet qu’il se mit en tête d’organiser dans la foulée fut un fiasco. Les seuls participants furent la Vouivre naine et l’un des poulpes gardien du Lac sans Fond. Autant dire que le tournoi fut aussi fastidieux que peu rentable socialement.

Le patient agacé finit par se faire une raison et tenta de se rapprocher des autres démons. Malheureusement, ces derniers, au nombre de cinq, se voyaient tous comme des modèles de cruauté et de puissance, ne pensant qu’à leur avancement et à leurs exploits guerriers. Aucun ne désirait perdre du temps en bagatelles, et ils ne s’embarrassaient pas de savoir si l’un de leurs collègues s’ennuyait ou chercher à vivre quelque amitié. Kublob parvint toutefois à établir une liaison épistolaire avec Haabkuuk, le démon-érudit en provenance du 3ème enfer. Haabkuuk souffrait d’une malédiction l’empêchant de s’exprimer à l’oral ou par gestes, et il se voyait contraint de passer par l’écriture pour communiquer. Ce n’était évidemment pas toujours simple, d’autant que seuls les parchemins réalisés à partir de peau humaine acceptaient de recevoir son sang. Oui, il ne pouvait malheureusement écrire qu’avec son sang.

Dans ce donjon empli de créatures toutes plus butées et idiotes les unes que les autres, Haabkuuk ne trouvait bien sûr pas grand monde avec qui échanger des lettres manuscrites, et il fut bien aise de trouver en Kublob un interlocuteur. Mais ce dernier dut bien vite se rendre à l’évidence : Haabkuuk aimait fort se vanter de ses exploits et détailler ses plans de conquête du monde, mais ne s’attardait pas de manière sincère sur tout l’épanchement que lui proposait le démon-gobelin semaine après semaine.

C’est alors que Kublob dut bien se rendre à l’évidence : même si ce donjon offrait quelques attraits contre lesquels son cercle infernal ne pouvait rivaliser, il serait toujours seul dans cet espace peuplé d’être égoïstes et avides. Oh, bien sûr, Kublob était lui aussi égoïste et avide. Il aurait simplement aimé partager sa soif de sang et de richesses avec quelques semblables, former un clan, au moins une troupe. Au lieu de ça, il se voyait la plupart du temps obligé d’obéir à des ordres idiots et répétitifs, consistant principalement à surveiller tout seul un carrefour certes critique mais peu fréquenté. Ce passage protégeait notamment l’accès à la salle du trésor, donc évidemment les aventuriers les plus efficaces et tenaces finissaient toujours par y faire un tour. Kublob trouvait ainsi régulièrement de quoi s’amuser et casser la croûte.

* * *

Le retentissement de l’alarme magique tira le démon de ses rêveries digestives. Une bande de héros s’attaquait au donjon. S’armant de son lourd cimeterre, il se plaça, comme à son habitude, devant la porte menant au trésor. La petite taille et l’obésité de Kublob, combinées à une forte ressemblance avec un gobelin, lui servaient énormément. Si l’on ne remarquait pas ses discrètes cornes à demi-dissimulées derrière un casque de bronze, il devenait facile de prendre ce vieux démon pour un frêle humanoïde que le reste de sa troupe aurait abandonné. Et c’est après avoir esquivé ou encaissé deux ou trois attaques portées avec excès de confiance que Kublob enchaînait généralement avec une contre-attaque sèche et violente, ne laissant que peu de chances à des aventuriers qui, de toute façon, arrivaient nécessairement ici avec la langue pendante et quelques blessures.

Malheureusement, le festin ne vint pas à lui. Après plus d’une demi-heure d’attente, Kublob entendit sonner le signal magique de fin de menace. Il retourna sur son banc.

Prêt à repartir dans ses pensées, il s’interrompit une seconde après avoir entendu un son étrange dans les parages. Arme en main, il vérifia les couloirs proches puis revint au centre du croisement. Aux aguets, au cas où, mais à priori l’heure restait encore à la digestion.

Histoire de tuer le temps, à défaut de tuer du barde, le gobelin des enfers entama une petite complainte improvisée dans laquelle il laisser couler toute son amertume :

Rigoles de sang labourées à la hache,

Et grilles d’airain refermées sur des lâches,

J’attends dans ce donjon la fin de mon ennui.

Pourtant, mon acier frétille

Dans l’espoir d’une mordille,

Mais je n’ai étripé que du pal sans saveur

Et personne ici-bas ne tape la discute

Avec un démo-gob aux poils de bras hirsutes.

Privé de toute Mort, je reste là.

L’enfer est-il plus doux que l’embarras ?

Dois-je rentrer pour torturer des gars ?

Qui dois-je préférer ?

Mon vil maître sorcier ?

Mon suzerain mystique ?

Les flammes et la lave ou la pierre gelée ?

En attendant…

En attendant…

Une goutte ici

Vient s’écraser sur mon bras,

Elle semblait sourire.

Quelques minutes passèrent durant lesquelles Kublob rumina ses siècles d’existence, puis il entendit à nouveau un son. Il se mit en garde, mais rabaissa son cimeterre en voyant arriver dans son croisement peu éclairé deux créatures dont il avait peine à croire l’existence ici-bas. Il se frotta un œil, mais ne rêvait pas : se tenaient devant lui, gais et fiers, deux compatriotes du sixième enfer ! Un démon-gobelin, et une démone-gobeline ! Rassemblement rarissime chez les mortels, Kublob n’en croyait pas ses globes. Qui plus est, la démo-gobeline arborait une demi-douzaine de tétons des plus appétissants. Elle s’adressa à lui :

– Salut, cousin, Mulgarr vient de nous invoquer. Il paraît que la recrudescence des attaques justifie un plus grand nombre de gardiens démons, tu nous montre le palace ?
– Oh oui, je vous montre. C’est géga-prasmique de vous voir ici, ça fait zou-plaisir, les autres gardiens sont pas fofolichons. Entre démo-gobs au moins on saura s’amuser.
– Le boulot d’abord, quand même. C’est là-derrière le trésor qu’on doit garder ?
– Oh, violemment, oui, j’ai presque ouvert. Soyez posés, soyez posés, j’y suis presque.

En effet, il ne fallut qu’un instant de plus à Kublob pour ouvrir la lourde porte laissant entrevoir des monceaux de richesses incalculables.

C’est alors que le gardien sentit un coup violent porté à sa nuque par un ennemi invisible. Il se mit à genoux, et les deux pseudo-démons reprirent leur apparence humaine pour asséner à leur tour de belles volées dans l’estomac du pauvre bougre. Dans un coin de sa vision perturbée, Kublob aperçut un mage illusionniste en train d’opérer sa sale magie de fourbe mortel. Ne pouvant bouger, le démon ne put réagir pendant que le prêtre de l’équipe entamait ses prières de bannissement.

Moins de dix secondes plus tard, un éclat aveuglant illumina la pièce, et une simple odeur de souffre remplaça dans le monde des vivants ce qui une seconde auparavant était un démon-gobelin. Ce dernier venait d’être renvoyé dans son enfer où, qu’il le veuille ou non, il passerait un temps indéterminé à accomplir de menues besognes ennuyeuses en attendant d’être, peut-être, invoqué à un nouveau par quelque sorcier maléfique en mal de personnel.

* * *

Une voix de tonnerre accueillit l’exilé temporaire…

– EH BIEN, QUI REVOILÀ… AG-SAGGATH-NIHU… NOUS FERIEZ-VOUS L’HONNEUR DE BIEN VOULOIR DÉPECER CE PARJURE, MOOONSIEUR JE-SUIS-OCCUPÉ-À-REPONDRE-AUX-APPELS-DES-MORTELS ?
– Oui, grand suzerain des enfers, maître de l’inégale justice et des punitions abominables, prêtre immaculé des malédictions éternelles, je vais dépecer ce parjure. Pourriez-vous m’appeler Kublob pour une paire de siècles ? Cela me rappellerait quelques bons souvenirs.
– JE NE TE DOIS RIEN, AVORTON, MAIS SI CE PLAISIR PEUT TE PROCURER QUELQUE PIQUANTE NOSTALGIE À L’AVENIR, JE VEUX BIEN TE SOUMETTRE A CETTE ILLUSION DE POSITIVITÉ… KUBLOG !
– Kublob, Kublob. Vous êtes trop bon, grand suzerain des enfers, maître de l’inégale justice et des punitions abominables, prêtre immaculé des malédictions ét…
– TA GUEULE, KUBLOR, ET PRENDS CE COUTEAU. IL EST ÉMOUSSÉ À L’IMPERFECTION. AU BOULOT.
– Merci, grand suzerain. Merci, merci.

Après tout, tant qu’on a un maître… on ne s’ennuie jamais vraiment.

 

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